Droit constitutionnel
Sénat, 29 mars 2022, Rapport d'information "Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ?"
Contexte : Une prétendue dépossession du pouvoir de décision politique par un "gouvernement" des juges
Alors que le premier tour des élections législatives du dimanche 12 juin 2022 marque un taux d'abstention historique de 52,5%, il convient de s'interroger, à l'aune du rapport d'information du Sénat, sur la judiciarisation de la vie publique.
Le Sénat pose une hypothèse pour essayer d'expliquer le fait qu'un grand nombre de nos concitoyens ont le sentiment que leur vote n'a que peu de portée car le pouvoir politique leur semble ne plus avoir de prise sur les événements. Ce sentiment s'explique, selon le Sénat, par la perception que le politique serait dépossédé de son pouvoir de décision, et entravé dans sa capacité d'action, par la place prise par les juges nationaux et européens.
Des décisions récentes de la Cour de justice de l'Union européenne ont remis cette question au premier plan de l'actualité. En parallèle, les perquisitions effectuées chez certains ministres mis en cause pour leur gestion de la crise sanitaire, toujours en cours, alimentent la crainte d'une « paralysie » de l'action publique en raison du « risque pénal » encouru par les décideurs publics.
Mais cette actualité renvoie à une interrogation plus ancienne. Depuis plusieurs décennies, la jurisprudence du Conseil constitutionnel, celle des cours européennes, celle du Conseil d'État et de la Cour de cassation, ont tissé un ensemble de règles contraignantes, alimentant parfois l'accusation, polémique, du « gouvernement des juges ».
Conséquence démocratique néfaste : défiance tant vis-à-vis du monde politique que du juge
Il en résulte une défiance du monde politique vis-à-vis des juges, tandis que les magistrats expriment fréquemment l'impression d'être déconsidérés. Ce manque de confiance mutuelle n'est pas sain pour notre démocratie.
Ce contexte et ses conséquences démocratiques néfastes ont conduit le Sénat à mettre en place, à la demande du groupe de l'Union centriste, une mission d'information qui a travaillé, pendant trois mois, pour poser un diagnostic précis sur ce phénomène de « judiciarisation » de la vie publique, en évaluer les effets sur notre démocratie et sur la capacité des pouvoirs publics à mener des politiques publiques efficaces, enfin pour formuler des propositions afin de surmonter les tensions ou les incompréhensions qui ont pu se faire jour.
Le Sénat constate un incontestable renforcement du pouvoir juridictionnel des juges (I) se traduisant par une apparente substitution du juge aux pouvoirs publics (II) conduisant à une politisation du contrôle de l'erreur manifeste contestable (III) auquel le Sénat répond par des recommandations de dialogue entre le pouvoir judiciaire et législatif (IV).
I. Le constat d'un incontestable renforcement du pouvoir juridictionnel des juges
Le Sénat a mené une intéressante réflexion sur « l'incontestable renforcement du pouvoir juridictionnel » et ses conséquences pour la démocratie représentative. Plusieurs des personnes auditionnées, notamment Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pierre Steinmetz, ancien membre du Conseil constitutionnel et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, estiment que « l'équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est en passe d'être rompu au bénéfice du pouvoir du juge qui s'étendrait au point d'empiéter sur les prérogatives du politique ».
Le rapport invite les parlementaires à « reprendre la main ». Est envisagé en particulier un encadrement plus ferme de l'office du juge : « on pourrait imaginer que le Parlement décide que certaines décisions redeviennent des mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours. Il pourrait décider que certains domaines relèvent d'un contrôle restreint du juge administratif ».
Rappel de droit administratif : Une mesure d'ordre intérieur est un acte administratif qui ne fait pas grief car son effet est jugé insuffisamment important pour qu'ils puissent être contestés devant un juge en application de l'adage de minimis non curat praetor. Ces actes sont historiquement insusceptibles de recours (CE, 8 juillet 1921, Lacroix) mais le périmètre de ces mesures a progressivement été réduit par le Conseil d'État au regard des effets néfastes que ces actes peuvent avoir sur la situation des personnes auxquelles ils s'appliquent.
II. Une apparente substitution du juge aux pouvoirs publics = un office du juge trop étendu ?
Certaines décisions du juge, spécialement du juge administratif, « paraissent, en opportunité, se substituer aux pouvoirs publics ». Par exemple, « dans le champ social, après avoir suspendu en juin 2021, la réforme de l'assurance-chômage fixant de nouvelles règles de calcul de l'allocation, au motif que les conditions du marché du travail n'étaient pas réunies pour atteindre "l'objectif d'intérêt général” poursuivi par le Gouvernement de réduction du recours aux contrats courts, le juge des référés du Conseil d'Etat a finalement validé en octobre de la même année, le décret en cause, considérant qu'une évolution favorable est observée depuis plusieurs mois, la tendance générale du marché de l'emploi ne constitue ainsi plus un obstacle à la mise en place de la réforme ».
Or, de telles décisions, suivant le rapport, « ne manquent pas d'interroger sur l'office du juge des référés ». Les sénateurs doutent de « la légitimité du juge pour décider que la situation économique n'est pas propice à l'entrée en vigueur de telle ou telle réforme. La frontière entre le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation et le contrôle en opportunité de la décision publique apparait bien ténue ».
Rappel d'introduction au droit : L'office du juge désigne le rôle et les pouvoirs du juge en matière contentieuse. Ils sont plus ou moins étendu en fonction du recours en présence.
III. Une politisation du contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation
L'audition, par le Sénat, de conseillers d'État n'a pas dissipé cette impression : les explications recueillies « donnent le sentiment que le juge administratif a substitué, dans des délais très courts, son appréciation de la situation économique à celle du Gouvernement. Et l'idée d'une "erreur manifeste” ne convainc guère puisque le juge administratif a été obligé de convenir, seulement trois mois plus tard, que la réforme était finalement adaptée à la situation économique... Le Gouvernement aurait-il seulement eu le tort de se situer dans une démarche un peu plus prospective que le Conseil d'État et d'anticiper sur le trimestre suivant ? ».
--> Ici, on comprend qu'alors même que le contrôle de l'erreur manifeste traduit en théorie un office modéré du juge, ce dernier va utiliser ce procédé pour faire primer son appréciation en opportunité de la décision politique qu'il qualifie d'erreur grossière.
Rappel de droit administratif : Devant le juge de l'excès de pouvoir, le justiciable peut invoquer deux types de moyens, de légalité externe ou interne. De ceci découle trois types de contrôle des appréciations portées par l'Administration : l'absence de contrôle, le contrôle restreint à l'erreur manifeste d'appréciation, le contrôle normal. Dès lors, le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation porte sur l'erreur grossière qui saute même aux yeux d'un non spécialiste que le juge vient sanctionner.
IV. Des recommandations pour aller vers un dialogue entre le pouvoir judiciaire et législatif
L'une des recommandations principales du rapport est la suivante : « reconnaître que les juridictions exercent un véritable pouvoir et développer de nouveaux espaces d'échanges et de dialogues, notamment avec le pouvoir législatif, afin de surmonter les tensions et les incompréhensions ».
Ainsi est-il envisagé, par exemple, « pour certaines affaires à fort enjeu, que les parlementaires puissent adresser au cours de la procédure des observations écrites à l'avocat général [près la Cour de cassation] ou au rapporteur public [devant le Conseil d'État]. Ces observations devraient garder un caractère exclusivement général pour ne pas être vues comme une forme de pression sur l'institution judiciaire et ne pas porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs ».
Par exemple aussi, notons cet encouragement à développer « la procédure d'amicus curiae » en tant que « voie d'expression pour les parlementaires au cours d'une procédure contentieuse » ; et, inversement, « il serait souhaitable que les chefs de cour de la Cour de cassation et le vice-président du Conseil d'État viennent présenter devant le Parlement leur rapport annuel ».
Synthèse
- La montée en puissance du pouvoir juridictionnel a eu des effets ambivalents sur notre démocratie. Elle a certes permis un approfondissement de la protection des droits fondamentaux et de l'État de droit mais elle semble aujourd'hui compromettre la capacité des décideurs à mener des politiques publiques efficaces au service de l'intérêt général.
- Face à ce pouvoir renforcé des juridictions, de nouveaux mécanismes de régulation doivent être inventés :
Un meilleur contrôle de l'activité normative car la prolifération normative ouvre un espace pour le juge, contraint d'intervenir pour interpréter des dispositions ambiguës, contradictoires ou instables ;
Instituer de nouveaux espaces de dialogues entre pouvoir législatif et judiciaire ;
Exercer le pouvoir juridictionnel avec retenu.
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